Propos recueillis par Clothilde Le Coz
POPOL : Que penses-tu de l'expression « réarmement démographique » et de l’idée qui en découle formulée par le président Emmanuel Macron ?
Sarah Schlitz : Cette déclaration est hyper trash mais elle ne me surprend pas. Pour moi, que c’est le résultat d’une stratégie gagnante de l'extrême droite, nationaliste, raciste, qui vient entre autres des pays de l'Est de l’Europe, qui contamine des gouvernements plus modérés. Je t’explique.
En tant que membre du Gouvernement fédéral belge, j’ai beaucoup investi la sphère européenne ces dernières années à travers le conseil de l’Union Européenne. J’ai assisté à la croissance de cette préoccupation démographique dans l'agenda européen. Ce n’était pas perceptible en dehors de ces lieux mais c’était déjà bien présent. Par exemple, pendant la présidence tchèque de l’Union européenne, leur ministre des affaires sociales a choisi la « crise démographique » comme thème d’un déjeuner – une réunion informelle et donc pas enregistré, ni rapporté, lors de laquelle chaque Etat Membre est invité à se positionner à tour de rôle. Je suis la seule à avoir posé la question du choix des femmes à mener la vie qu'elles souhaitent, du projet de famille (ou pas) et donc la question de l'IVG, la liberté des femmes à disposer de leurs corps et la régularisation des personnes sans papiers. Tous les autres pays étaient hyper accommodants avec cette thématique, mettant en avant fièrement des droits sociaux permettant de lutter contre ce phénomène : congé maternité allongé, allocations familiales avantageuses pour les familles nombreuses, etc. Ils ont foncé tête baissée dans l'exercice sans jamais le prendre à revers. Les femmes n'étaient même pas évoquées dans la discussion.
Quand on veut faire avancer les choses dans le sens de l’égalité femmes-hommes, il faut d’abord protéger l’accès l’avortement, ensuite l’accès aux revenus pour permettre aux femmes de mener une carrière et d’être autonome financièrement et enfin prendre à bras le corps la lutte contre les violences sexistes et sexuelles. J’ai toujours travaillé en me disant qu’il faut ancrer le plus loin possible les politiques d'égalité, parce que si l’extrême droite arrive au pouvoir, il faut que ça soit vraiment compliqué pour elle de tout détricoter. Si tu mets juste des bonnes pratiques en place, c'est facile de ne plus les suivre. Si c'est écrit dans la loi, ça veut dire que mes successeurs se mettent hors la loi en ne les respectant pas. Ils n’ont pas toujours peur de le faire, mais au moins ça ajoute un frein.
POPOL : À ce sujet, quelles sont les avancées notables en Belgique ces dernières années, qui pourront tenir face au backlash conservateur ?
Sarah Schlitz : J’ai mis en place un financement structurel, inscrit dans la loi, pour les associations féministes, anti-racistes et LGBTQIA+. Cela signifie qu’elles vont recevoir des fonds pour mener toute action qu’elles jugeront utiles sans devoir se justifier. Leur rôle de contre-pouvoir est ainsi renforcé, et la démocratie aussi en passant. D’un point de vue institutionnel, en 2020, la Belgique a créé pour la première fois un secrétariat d'État dédié uniquement à l'égalité des genres et des chances. C’est une avancée énorme : cela permet d'avoir des moyens financiers et des effectifs humains uniquement dédiés à ces questions ; c’est un vrai moteur dans le gouvernement et je pense que ça permet de répondre par l'exemple à celleux qui disent que l'égalité femmes-hommes, ça doit être une compétence transversale, chaque ministre doit s’en préoccuper. Alors oui, tant mieux si le ministre de la mobilité ou de la justice chausse ses lunettes de genre, mais en réalité, ils sont tellement pris dans leurs dossiers, leurs urgences et leurs actualités qu’il leur est impossible de mettre la question de l’égalité femmes-hommes au premier plan, sauf si quelqu'un met la pression. Pendant toutes les crises que nous avons traversées, j’ai fait des analyses d’impact sur l’aggravation des inégalités, des discriminations, des violences, et j’ai proposé au Gouvernement des ajustements ou des mesures correctives.
Une autre victoire législative : l’adoption de la loi Stop Féminicide (2023), qui permet d’inscrire pour la première fois en Belgique le mot féminicide dans la loi, de le définir, rendre leur décompte officiel, ainsi que de faire état des différentes formes de violences existantes et de mettre en place une série de mesures concrètes pour protéger les victimes. Par exemple, j’ai instauré une alarme anti rapprochement - un peu comme en Espagne, que l’on fournit aux victimes de violences qui ont porté plainte et qui leur permet d’alerter la police en cas de menace par leur ex partenaire violent. Autre exemple, j’ai réussi à étendre au niveau national le principe de la revisite, qui impose que chaque victime qui porte plainte doit être rappelée par la police dans les 2 mois. Au départ c’était une mesure temporaire prise pendant la crise sanitaire, aujourd’hui elle est pérennisée. J’ai aussi obtenu que la victime puisse choisir le genre de la personne qui l'auditionne au commissariat, c’est un vrai changement culturel.
En ce qui concerne plus les bonnes pratiques, durant tout mon mandat, j’ai associé la société civile à mes travaux soit de façon informelle, par exemple en leur permettant de me faire des retours sur un texte de loi, soit de façon tout à fait officielle. J’ai par exemple créé un comité d’accompagnement associatif composé de 16 associations spécialisées, qui suivent la mise en œuvre de mon plan d’action national contre les violences faites aux femmes. Elle nous donne des orientations et retours du terrain très utiles. Elles travaillent en ce moment sur le rapport d’évaluation intermédiaire. Il n’y a rien à faire, ça met la pression sur les ministres qui se sont engagés à des mesures dans ce plan.
Autre avancée, la formation et la sensibilisation aux violences sexistes et sexuelles dans tous les domaines, des magistrat·es aux professionnel·les de santé. La création des centres de prise en charge des VSS est également une révolution en matière de prise en charge des victimes. On est passé d’un système où les victimes devaient passer par le commissariat en premier lieu, étaient ensuite renvoyé·es de service en service où elles devaient répéter 36 fois leurs histoires à des personnes qui ne sont pas formées, qui ne les croient pas et qui engendrent beaucoup de victimisation secondaire à un système holistique intégré, centré sur les besoins de la victime, où tout se passe au même endroit avec un personnel formé, accessible 24 h sur 24, 7 jours sur 7. Au départ, c'était un projet pilote de 3 centres. Aujourd’hui, ils sont 10, ce qui signifie qu’il y en a un à maximum 1 h de chaque victime en Belgique.
POPOL : Ça a pris combien de temps et d’énergie pour parvenir à faire adopter cette loi Stop féminicide ?
Sarah Schlitz : Rappelons-nous que c’est le fruit d’un travail de mobilisation collective qui a sorti les féminicides de la sphère privée pour en faire un sujet de préoccupation au plus haut niveau de l’État. Les associations ont commencé le décompte des féminicides en Belgique en 2017, au moment de la ratification de la convention d'Istanbul. Cette stratégie qui visait à montrer l’ampleur du phénomène, son caractère systématique et systémique, a été très efficace. En 2013, personne ne parlait de féminicide à cette époque. Je m’en souviens précisément parce que j’ai perdu une amie d’enfance, cette année-là, sous les coups de son compagnon. On parlait de « crimes passionnels », on cherchait des excuses aux auteurs. Aujourd’hui, la presse utilise presque systématiquement le mot féminicide, et le sujet est porté par des députées féministes dans les parlements. (Petite incise en cette année électorale cruciale 4 milliards d’électeurs et électrices voteront en 2024 à travers le monde : cela nous rappelle l’importance d’avoir un maximum d’élues féministes à tous les niveaux de pouvoir). Depuis quelques temps, la question de l’inscription du féminicide dans le code pénal à l’instar de plusieurs pays d’Amérique Latine faisait débat. Le soutien des associations n’était pas unanime, certaines estimant qu’il s’agissait d’une mesure trop symbolique qui ne permettrait pas d’empêcher les féminicides.
Dès que je suis arrivée dans le Gouvernement, j'ai travaillé à la mise en place d'un plan très ambitieux rassemblant plus de 200 actions concrètes pour lutter contre les violences de genre, basé sur la convention d'Istanbul. Protéger concrètement les femmes était ma priorité. Mon ambition était aussi d’inscrire cette protection dans la loi, pour qu’elle soit pérenne, mais je ne trouvais pas le chemin pour faire passer cela au sein de mon Gouvernement. Et puis la réforme du code pénal belge, initiée par le ministre de la Justice, a ramené la question de l’inscription du féminicide dans l’actualité. L’avis du groupe d’experts qui conseillait le Ministre dans cette réforme a été sollicité spécifiquement sur cette question. J’avoue que vu leur profil « vieux monde », je n’avais aucun espoir. Et là ça a été la surprise : ils ont rejeté son inscription dans le code pénal, mais ont recommandé l’adoption d’une loi autonome. C’était une opportunité immense totalement inespérée, je me suis engouffrée dans la brèche. C’est une brillante avocate féministe, Sibylle Gioe, qui a rédigé une première version extrêmement ambitieuse. On s’est battues pour conserver le texte le plus fort possible. On voulait placer la barre haut aussi pour que des mouvements féministes à l’étranger puissent s’en saisir et le porter dans leur pays. S’en sont suivies des dizaines d’heures de négociation. Un an plus tard, la loi était votée.
En Belgique francophone, on a un mouvement féministe très fort et soudé. Il y a une relève très organique, fort connectée sur les réseaux sociaux via des groupes privés, des influenceuses et des comptes qui ont beaucoup de visibilité et qui pèsent. Elles peuvent compter sur des grandes associations historiques dotées d’une expertise et d’une expérience forte, qui font un très gros travail de structuration des revendications, de plaidoyer, d’éducation populaire, d’archivage et qui sont financées par les pouvoirs publics.