Logo du site Popol Media

Les femmes et la solitude

On entend peu le discours discordant de celles qui vivent la chose très mal, celles pour qui c’est une vraie souffrance, celles qui ont honte, celles qui luttent tous les jours, celles qui sont en deuil, celles qui sont vieilles.

Illustration de Camille Dumat

Camille Dumat

15 oct.

woman wearing gray long-sleeved shirt facing the sea
Logo du site Popol Media

Les femmes et la solitude

On entend peu le discours discordant de celles qui vivent la chose très mal, celles pour qui c’est une vraie souffrance, celles qui ont honte, celles qui luttent tous les jours, celles qui sont en deuil, celles qui sont vieilles.

Illustration de Camille Dumat

Camille Dumat

15 oct.

En cette rentrée littéraire, la question de la solitude féminine revient sur le devant de la scène. Il y a bien sûr Enfin seule de Lauren Bastide publié aux Editions Allary, mais aussi un grand retour de la femme sans enfant avec Elles vont finir seules avec leur chat de Charlotte Debest, entres autres. Ce n’est pas la première fois que la célibataire pointe le bout de son nez, dans le grand chambardement de la fameuse révolution amoureuse, sa petite silhouette revient souvent, image longtemps repoussoir devenue soudain désirable… A la seule et unique condition qu’elle ne s’incarne qu’en une seule version : celle de la femme heureuse, dégourdie, sexuellement active, entourée d’une ribambelle d’ami.es, créative, prosélyte… Ou comment le stéréotype remplace le stéréotype, fut-il bien plus sexy et facile à endosser.

Le discours sur le célibat positif qui se déploie ces dernières années se nourrit de la ringardisation de la matrimonialité, de l’entrée fracassante des femmes sur le marché du travail et de la déflagration metoo et le fameux hétérofatalisme qui voit les femmes renoncer (dans une certaine mesure) au couple. Il n’est donc pas si rare dans les milieux féministes éditoriaux de voir des jeunes femmes s’emparer de l’image de la vieille fille, alors même qu’elles sont en couple ou désireuse de l’être mais d’une manière revampée, plus fun, plus iconoclaste bien sûr. Il est évident que cette dimension enviable du célibat n’est pas seulement une mode, ni une pose, et que dans l’inconfort étroit d’un lien assigné, hétérosexuel, certaines femmes aspirent à autre chose. La liberté et la sécurité que suggère le célibat devient alors quelque chose de puissamment désirable.

Mais ce que cela signifie que de vivre seule, vraiment seule. De la différence que ça fait d’être seule à 25 ans ou à 60, de l’être à Paris ou dans la banlieue de Limoges, de l’être quand tous vos am·eis sont déjà marié·es, de l’être parce que vous n’avez pas les moyens géographiques et financiers de ne plus l’être, de ces vies-là, quel que soit leur terreau, on continue de pas savoir grand chose.

La question s’embourbe alors dans des considérations lifestyle à la limite de l’indigence. Dans les articles et le podcast consacrés au sujet, la célibataire aspire à vivre au calme, à n’« avoir de compte à rendre à personne », de « faire ce qui lui plaît » etc. Dans un article du ELLE de septembre 2023 consacré à la hausse du nombre de femmes qui déclarent ne pas vouloir d’enfant, l’aspirante nullipare (le panel portait sur des femmes de 19 à 40 ans, on peut légitimement en déduire que nombre d’entre elles auront la possibilité et le droit de changer d’avis) apparaît comme une femme carriériste, qui aime faire la fête, voyager et, surtout, qui supporte assez mal de sacrifier ses heures de sommeil. Nous sommes suffisamment familière des stratégies dialectiques que les femmes seules et sans enfants doivent déployer pour contrer la pression qui pèse sur elle, plus ou moins passive, plus ou moins agressive, pour savoir ce qui pousse une femme à parler de ses grasses matinées et de la joie de pouvoir prendre un billet pour le Caire sur un coup de tête. Cet argument-là est plus inoffensif que celui consistant à faire remarquer qu’après des siècles de lutte, le féminisme n’arrive toujours pas à faire émerger de nouveaux modèles.  

On entend peu le discours discordant de celles qui vivent la chose très mal, celles pour qui c’est une vraie souffrance, celles qui ont honte, celles qui luttent tous les jours, celles qui sont en deuil, celles qui sont vieilles. De la même manière qu’autrefois la célibataire type était une vieille fille aigrie, forcément frustrée, une sorcière menaçant la société par sa seule présence, la célibataire d’aujourd’hui, telle que vantée dans les médias, les essais et les podcasts, est une femme, jeune, le plus souvent, et dynamique dont la mission est sinon de faire des émules du moins de convaincre le chaland que la vie en solo est une bénédiction. Le féminisme a raté le coche du célibat en même temps qu’il trébuche sur la marche de l’intersectionnalité : en se concentrant uniquement sur ce qu’un groupe (de femmes) a en commun, à savoir la solitude résidentielle, sans tenir compte des diversités de situation, le combat ne servira toujours que celles qui sont le plus privilégiées. Dans la sphère de l’intime, le grand Autre, pour ne pas dire l’ennemi, reste l’homme et cela tend à occulter totalement le fait que toutes les femmes ne sont pas logées à la même enseigne. Comme l’écrit Christelle Murhula dans son essai Amours silenciées : « On oublie qu’il existe également des disparités entre les femmes. Non seulement ces disparités montrent que les femmes n’ont pas un rapport égalitaire à l’amour et à son marché, mais de plus, elles poussent certaines à embrasser des schémas amoureux qui ne leur conviennent pas, voire qui leur sont dangereux. »

Si on lutte efficacement contre les clichés grotesques de la vieille fille balzacienne, si le stigmate semble s’estomper, les destins continuent de ne pas s’incarner, ou alors encore à travers des images purement symboliques : les sorcières, les pionnières, rôle modèle inatteignables, des héroïnes de livre ou de séries… On voit fleurir des vidéos instagram de femmes riches et célèbres qui, face caméra, vantent les mérites du célibat et d’une vie sans enfant. Sur l’une d’elle, Tracee Ellis Ross, la fille de Diana Ross, quinquagénaire flamboyante et richissime, évoque son célibat, comme un mantra, elle répète “I do not believe that my life is unworthy because i don’t have a child. I do not believe that my life is unworthy because I don’t have a man in my live. But I do believe that I mother all over the place”. Comment ne pas reconnaître l’importance de ces vidéos ? Mais d’un autre côté, elles sont aussi bouleversantes et terrifiantes. Derrière l’affirmation de soi nécessaire, c’est la même torture atroce : régulièrement, au fil des ans et au gré des évolutions de notre société, la femme célibataire est appelée en place publique et, telle l’ourse qui danse au son d’un tambourin, elle est obligée de se justifier, d’expliquer son existence, de persuader tout un chacun qu’elle ne moisit pas dans la salle d’attente de la vie. Comme s’il lui revenait à elle de rassurer les bonnes gens. Ces discours sont d’autant plus durs qu’ils sont toujours le fait de femmes qui peuvent offrir au monde en échange de l’affligeant spectacle de leur isolement, des livres écrits, des films réalisés, des sommets escaladés, des mers traversées. Et c’est exactement ce que fait Tracee Ellis Ross dans un de ses Ted Talk : elle soulève l’ironie qui consiste à dire que sa nulliparité la rend inutile au moment même où sort sa cinquième série télé. Mais alors ? Quel sort réserver à celles qui n’écrivent pas ? Celles qui sont sans qualités ? Celles qui n’ont pas d’argent ? Celles qui ne peuvent pas brandir l’étendard de l’amitié en guise de totem d’immunité ? Celles qui ont trop à faire pour, en plus, devoir justifier de leurs existences.  

Ces images valorisantes et nécessaires, arrangeantes au mieux, nous aident à adoucir nos contradictions, mais elles ont autant d’efficacité politique qu’une fleur plantée dans un fusil. C’est comme si le sujet tournait sur lui-même, dans un éternel renouvellement, chaque jeune femme ayant l’impression, années après années, génération après génération, d’être la première à poser les pieds sur la lune, sans voir le petit campement chaleureux où elle pourrait venir se reposer après un bien long voyage dans l’apesanteur sociale.

Et finalement c’est bien cette difficulté à se faire voir et à se faire comprendre qui lient ces expériences si différentes soient-elles, - jeunes et vieilles, ouvrières et bourgeoises, blanches et racisées - , et que l’on peut réunir sous le terme de « femmes seules ». Ces existences recèlent au moins un point commun : elles contredisent les attentes, et cette déviation, qu’elle soit subie, revendiquée, à peine pensée, continue de soulever malentendu, méchanceté et mécompréhension alors même qu’elles ont une immense utilité sociale, économique et politique.

Soutenez Popol Media

Aidez-nous à rester indépendantes